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Travail et compétences à l'ère de l'intelligence artificielle.

  • francknegro1900
  • il y a 3 heures
  • 28 min de lecture

Le 8 janvier 2025 a été révélée la cinquième édition du rapport Future of Jobs. Publié tous les deux ans, son objectif est de suivre les grandes tendances technologiques, économiques et sociales dans le but d’anticiper l’évolution mondiale du marché du travail. Sa version 2025 propose ainsi une vision complète des tendances économiques, technologiques, géopolitiques et démographiques qui façonnent et façonneront le marché mondial du travail à l’horizon 2025-2030 ; les métiers qui sont en croissance et ceux en déclin ; les compétences actuelles et futures les plus demandées ; et enfin, les stratégies mises en place par les entreprises pour faire face aux mutations en cours, que ce soit en matière de formation des employés, d’automatisation du travail, de recrutement des talents ou encore, de mobilité interne.

 

Cette publication s’inscrit dans le cadre du Forum de Davos — Forum économique mondial, ou World Economic Forum en anglais — fondation à but non lucratif créée en 1971 par l’ingénieur et économiste allemand Klaus Schwab. Il est devenu entre autres, célèbre pour sa réunion annuelle qui se tient chaque mois de janvier dans la ville suisse de Davos. L’édition 2025 a réuni plus de 3 000 dirigeants venus de plus de 130 pays, incluant chefs d’entreprise, personnalités politiques, économistes, intellectuels, scientifiques, universitaires, ainsi que représentants de grandes organisations internationales. Les sujets majeurs traités tournaient autour de l’intelligence artificielle (IA), des tensions géopolitiques, de la transition écologique et des innovations technologiques.

 

The Future of Jobs 2025 est donc un document prospectif qui vise avant tout à donner de la visibilité aux décideurs publics, aux entreprises, mais également à la société civile et aux acteurs de l’éducation, afin d’anticiper les transformations du marché du travail à l’ère de l’intelligence artificielle, de la transition climatique et des tensions géopolitiques. Il s’appuie pour cela sur une base de données issue d’une vaste enquête réalisée auprès de plus de 1 000 entreprises représentant plus de 14 millions de travailleurs, répartis dans 22 secteurs d’activité et 55 économies nationales.

 

Le document est articulé de façon logique autour de cinq grandes parties dont la vocation est d’expliquer : (1) d’un point de vue macroéconomique et systémique, les grandes forces actuellement à l’œuvre qui transforment l’évolution de l’emploi dans le monde – technologique, écologique, économique, géopolitique et démographique – ; puis (2), sur la base de ces "mégatendances" de fond, d’étudier et de comprendre la trajectoire globale de l’emploi ainsi que les transformations sectorielles ; (3) d’en tirer des enseignements du point de vue de l’évolution des compétences indispensables dans un marché du travail en pleine mutation ; (4) de présenter les stratégies et les réponses prévues par les entreprises afin d’adapter leur organisation aux bouleversements mis en exergue dans les trois parties précédentes ; et enfin (5), de proposer une analyse différenciée et plus nuancée des tendances globales observées selon les grandes régions du monde, les niveaux de développement économique et les secteurs d’activité. Cette dernière partie montre ainsi que les transformations du monde du travail en cours, loin d’être uniformes et simultanées, dépendent également de facteurs structurels propres, tels que les contextes économiques nationaux et régionaux, les structures industrielles des territoires étudiés, des dynamiques démographiques parfois divergentes, mais aussi de facteurs politiques et idéologiques, comme les politiques publiques ou les modèles sociaux.

 

Dans cet article, je me concentrerai sur la seule macrotendance technologique, envisagée comme principal moteur de transformation du travail. J’examinerai ses effets supposés sur la recomposition du marché de l’emploi, la reconfiguration des tâches et la redéfinition de la frontière entre humains et machines qu’elle implique, ainsi que les perturbations qu’elle engendre sur l’évolution des compétences à l’horizon 2030.

 

La lecture attentive du rapport soulève en effet une question absolument fondamentale, bien connue des philosophes de la technique : celle des perturbations causées par l’introduction d’un nouveau système technique — en l’occurrence ici l’intelligence artificielle — sur le système social existant, incluant les structures de production, les organisations, le système éducatif, les formes de transmission du savoir, les institutions politiques, les normes juridiques, les valeurs culturelles ou encore les modes de vie. Or notre modernité, comme n’a cessé de le rappeler le regretté Bernard Stiegler (1952-2020), est caractérisée par un monde où le système technique est en perpétuelle transformation. Autrement dit, l’instabilité propre au système technique — dont la vitesse de transformation ne cesse de croître — engendre corrélativement une instabilité structurelle du social, qui doit en permanence s’ajuster à son évolution. Cette dynamique, que Clayton Christensen a contribué à populariser dans les années 1990 sous le terme de « disruption », révèle une tension caractéristique de notre époque : le phénomène d’ajustement permanent des hommes et des structures sociales aux mutations et à l’instabilité du système technique. Ce que le rapport nomme "recomposition", "résilience", "flexibilité", "adaptation", "formation continue ", etc., nous devrions le nommer plus simplement : "ajustement".

 

L’IA, premier moteur de transformation du travail. – Parmi les macrotendances à l’œuvre en effet, le premier facteur de transformation des entreprises et du marché du travail mis en avant par les employeurs réside, pour 60 % des cas, dans l’élargissement de l’accès au numérique. Ce mouvement de fond est observé de façon similaire dans toutes les régions du monde, quel que soit leur niveau de développement. Dans la liste des neuf technologies clés sélectionnées par l’enquête Future of Jobs, trois ressortent comme ayant le plus fort impact attendu : 1) l’intelligence artificielle et les technologies de traitement de l’information (86 %) ; 2) les robots et les systèmes autonomes (58 %) ; et enfin, 3) les technologies de production, de stockage et de distribution d’énergie (41 %). L’intelligence artificielle et les technologies de traitement de l’information arrivent donc largement en tête des technologies qui devraient avoir le plus fort impact sur l’emploi et l’activité des entreprises à l’horizon 2030.

 

Les auteurs du rapport soulignent, à juste titre, le rôle prépondérant joué par l’IA générative depuis le lancement de la version 3 de ChatGPT en novembre 2022, qui s’est accompagné de flux d’investissement dans l’IA multipliés par près de huit, visant notamment à financer la mise en place d’infrastructures (centres de données, serveurs, GPU, clusters de calcul, stockage, réseaux, production d’énergie, etc.) nécessaires à l’entraînement et au déploiement des modèles. Malgré cet engouement, l’IA – en particulier l’IA générative – demeure toutefois, à ce jour, davantage une promesse de gains de productivité qu’un ensemble d’applications largement déployées et utilisées par les entreprises. Bien que rapide, la progression de son adoption reste inégale selon les secteurs d’activité et le niveau de développement des économies.

 

Sur le plus long terme d’ailleurs, plusieurs études et observateurs mentionnent un certain nombre d’impacts positifs sur les salariés selon leur degré de spécialisation. Tandis que les salariés moins spécialisés pourraient, grâce à l’IA générative, réaliser une plus grande variété de tâches dites "expertes", les professionnels plus qualifiés (électriciens, médecins, ingénieurs) pourraient, eux, avoir accès à un niveau de connaissances plus avancé, leur permettant de résoudre des problèmes plus complexes. Ce qui pointe davantage vers une augmentation des capacités humaines plutôt que vers leur substitution. À condition toutefois, précisent les auteurs, que les entreprises et les décideurs publics instaurent des structures d’incitation et des politiques publiques orientant le développement technologique vers l’enrichissement des compétences, au risque de voir apparaître des phénomènes de remplacement du travail humain, associés à une hausse des inégalités et du chômage.

 

D’où une forte croissance de la demande de formation au niveau mondial, comme le montrent les inscriptions à des formations en IA générative sur la plateforme Coursera entre 2022 et 2024, avec une accélération particulièrement marquée après 2023, soit quelques mois après le lancement de ChatGPT 3. Suivant qu’elles sont portées par des utilisateurs individuels ou par des entreprises, ces formations couvrent des sujets plus ou moins opérationnels, aussi divers que l’ingénierie du prompt, les pratiques d’IA de confiance, la prise de décision stratégique liée à l’IA, ou encore l’utilisation d’outils d’IA intégrés à des logiciels comme Microsoft Excel, ou le recours à des technologies permettant de développer des applications.

 

Un marché du travail en recomposition. - En croisant les informations collectées auprès des répondants à l’enquête avec les données réelles sur l’emploi mondial fournies par l’Organisation internationale du travail (OIT), les auteurs du rapport estiment que 22 % des emplois existants au moment de la rédaction devraient être affectés par les macrotendances décrites dans la première partie du rapport à l’horizon 2030. Plus précisément, 170 millions d’emplois devraient être créés – soit 14% de l’emploi mondial à fin 2024 –, tandis que 92 millions devraient être supprimés, ce qui représenterait une création nette de 78 millions d’emplois (7% de croissance). En d’autres termes, les auteurs estiment qu’un cinquième (20%, soit un salarié sur cinq) des emplois formels actuels – c’est-à-dire des emplois déclarés et encadrés par un contrat de travail – devraient être transformés, renouvelés ou réalloués en seulement cinq ans. Si ces chiffres annoncent une phase de mutation importante du marché du travail et de l’emploi, nous sommes néanmoins très loin des discours catastrophistes annonçant un chômage de masse qui serait provoqué par la montée en puissance de l’intelligence artificielle et le processus d’automatisation associé à son déploiement généralisé.

 

En d’autres termes, le défi principal posé par les transitions en cours tient moins à la destruction d’emplois redoutée par les partisans de la "fin du travail", qu’à la recomposition du marché du travail, ainsi qu’aux enjeux qui en découlent pour les politiques publiques et les entreprises, notamment en matière de formation, de reconversion sectorielle, et d’accompagnement des mobilités professionnelles. Or, selon les dirigeants interrogés, les postes connaissant la croissance la plus rapide d’ici 2030 sont ceux précisément tirés par le développement des nouvelles technologies et par l’augmentation de l’accès au numérique, en particulier dans les domaines de l’IA et de la robotique. Parmi ces postes, le rapport cite : les spécialistes Big Data ; les ingénieurs FinTech ; les spécialistes de l’intelligence artificielle et du machine learning ; les développeurs d’applications logicielles ; les spécialistes en gestion de la sécurité ; et les spécialistes en gestion des entrepôts de données.

 

En plus d’être les principaux facteurs de transformation et de création nette d’emplois à horizon 2030, l’élargissement du numérique, l’intelligence artificielle et les technologies de traitement de l’information — incluant les robots et les systèmes autonomes —, constituent les principaux moteurs de destruction d’emplois routiniers, fortement standardisés, et donc aisément automatisables par l’IA et la robotisation. Parmi les professions en déclin, le rapport mentionne notamment : les comptables et auditeurs ; les concierges et réceptionnistes d’hôtel ; les télévendeurs ; les secrétaires juridiques et personnels des services juridiques ; les vendeurs itinérants ; les caissiers et agents de billetterie ; les opérateurs de saisie de données ; les guichetiers de banque et employés de services bancaires similaires ; les employés de services postaux, etc.

 

Les technologies numériques devraient ainsi représenter le facteur le plus divergent du changement sur le marché du travail, puisqu’elles sont amenées à la fois à créer et à détruire plus d’emplois que tout autre macro-tendance évoquées en introduction (19 millions et 9 millions respectivement). Dans ce cadre, les trois tendances de fond que sont 1) l’élargissement de l’accès au numérique, 2) les progrès de l’IA et 3) les robots et systèmes autonomes, constituent en réalité, les trois principaux moteurs de croissance pour les dix emplois qui connaissent la croissance la plus rapide.

 

La question de la reconfiguration du travail. - Le futur du travail ne relève donc pas d’une disparition du travail, mais plutôt d’un impératif d’adaptation des compétences, de plus en plus orientées vers l’usage des technologies numériques et, notamment, des applications liées à l’intelligence artificielle. Dans ce contexte, il devient urgent pour les entreprises : 1) d’acculturer leurs employés à l’usage de l’IA ; 2) d’anticiper les éventuelles pénuries de compétences ; 3) d’investir dans la formation interne et continue ; 4) d’envisager dès maintenant les défis organisationnels associés à ce que l’on pourrait appeler une quatrième phase – plus radicale encore –, de la transformation numérique des organisations, après l’informatique centralisée des années 1960-1980 (principalement utilisée dans les grandes organisations comme les banques, les assureurs ou les administrations publiques) ; la micro-informatique de la fin des années 1970 et surtout du début des années 1980, avec les premières interfaces graphiques et la démocratisation de l’ordinateur personnel (PC) ; l’émergence du Web au début des années 1990 et ses technologies phares (navigateurs, moteurs de recherche, commerce en ligne, etc.) ; le développement du Web 2.0, des réseaux sociaux, du mobile et des architectures cloud dans les années 2000 ; puis l’essor de l’intelligence artificielle à partir des années 2010, avec le machine learning, le deep learning, des frameworks comme TensorFlow ou PyTorch, les plateformes Microsoft Azure, Google Cloud ou Amazon Web Services, les architectures de type Transformer, et enfin, l’intelligence artificielle générative qui semble propulser depuis peu les organisations dans une nouvelle étape de la transformation numérique, initiée finalement dès le début des années 1960.

 

D’où la question peut-être la plus importante, au centre de tous les débats, lorsqu’il s’agit d’aborder les impacts réels de l’IA sur l’emploi et le travail : qu’en est-il de la frontière entre humains et machines ? Entre ce qui peut être automatisé par des technologies d’intelligence artificielle, et ce qui relève d’un savoir-faire ou d’un savoir-être typiquement humain et non reproductible par une machine ? Plus que toute autre révolution technologique antérieure, l’IA invite en effet les entreprises à redéfinir de façon quasi systématique l’ensemble des postes de travail, voire à modifier nos façons de travailler, que ce soit individuellement ou collectivement. Il s’agit d’un processus inexorable, sans cesse remis en question au fur et à mesure du niveau de polyvalence croissant des technologies d’IA, dont le caractère généraliste ne devrait que croître avec le temps. Dans ce cadre, une part toujours plus importante des tâches que nous réalisons au quotidien est amenée à être automatisée par des machines, ou du moins, à être réalisée en collaboration avec elles.

 

On peut ainsi recenser trois types de tâches : 1) celles qui sont effectuées par des humains ; 2) celles qui sont principalement réalisées par des machines (algorithmes) ; 3) celles qui sont réalisées par des humains en collaboration avec des machines. C’est ce mix qui devrait, selon les répondants à l’enquête, évoluer dans les cinq années à venir. En effet, tandis que 47% des tâches sont aujourd’hui réalisées par des humains seuls, contre 22% par des machines, et 30% par la combinaison des deux, les employeurs anticipent une répartition équilibrée entre les trois à l’horizon 2030. Soit un passage de 47% à 33% pour les tâches exclusivement humaines ; de 22% à 33% pour les tâches uniquement réalisées par la technologie ; et enfin de 30% à 33% en ce qui concerne la collaboration homme-machine.

 

En à peine moins de cinq ans, on assisterait donc, à l’échelle mondiale, à une augmentation moyenne de 50% des tâches exclusivement réalisées par des machines (de 22% à 33%), avec une diminution corrélative d’environ 30% des tâches réalisées par des humains seuls. Autrement dit, sur la période 2025-2030, la contribution humaine au travail baisserait d’environ 15 points de pourcentage, dont 82% de cette baisse serait attribuable aux progrès de l’automatisation, tandis que 19% seulement proviendrait d’une augmentation de la collaboration homme-machine. Le rapport semble ainsi confirmer que l’économie mondiale serait entrée dans une phase d’automatisation croissante du travail et de la production, du fait de la prise en charge toujours plus importante des tâches répétitives et standardisées par l’IA et la robotique. Bien que général et n’épargnant aucune industrie, ce processus d’automatisation ou de substitution du travail-machine au travail-humain n’est pas structurellement homogène. Si, pour certains secteurs comme l’assurance, la gestion des retraites et les télécommunications, plus de 95% de la baisse du travail humain provient de l’automatisation d’un nombre toujours plus important de tâches, dans d’autres secteurs, comme les services médicaux et la santé, ainsi que les services publics et gouvernementaux, plus de la moitié de cette réduction est due à une hausse de la collaboration homme-machine.

 

Ce qui semble nous ramener à notre question de départ, à savoir : l’automatisation rendue possible par les progrès réalisés dans le domaine de l’intelligence artificielle constitue-t-elle un facteur d’élimination ou de reconfiguration du travail humain ? Et, dans le cas d’une reconfiguration — laquelle implique par définition une baisse significative de la part des tâches réalisées exclusivement par des humains — de quel genre de transformation le travail serait-il l’objet ? En d’autres termes, de quelles autres tâches le travail humain hériterait-il ? Ce qu’il est difficile, en effet, d’évaluer aujourd’hui — et que pointe parfaitement le rapport —, ce sont les effets que pourrait avoir l’augmentation de la part des tâches automatisées par des machines (algorithmes, applications d’IA, etc.) sur l’évolution potentielle du volume de tâches que nous pourrions réaliser à terme, étant donné la configuration actuelle du travail. L’intégration croissante des technologies d’intelligence artificielle dans les processus de production provoquerait en réalité deux grands phénomènes : d’un côté, ce qu’il est convenu d’appeler des effets de substitution, sur un périmètre de tâches existantes suffisamment répétitives et routinières pour être prises en charge par des machines, au sens large du terme ; de l’autre, des effets concomitants de complémentarité, avec l’apparition de nouvelles tâches dites « plus complexes » — ou du moins difficilement automatisables — si bien que le volume total de travail pourrait augmenter.

 

Se pose ainsi la double question essentielle que soulève l’usage croissant de l’intelligence artificielle au sein des organisations et les effets sur la reconfiguration du travail humain que cet usage induit : à la fois la quantité de nouvelles tâches qui sont susceptibles d’être créées à l’échelle de la société tout entière, mais également leur valeur et leur intérêt cognitif. Autrement dit : quels sont les effets attendus des avancées réalisées dans le domaine de l’IA sur le volume et la nature des emplois ? Et, dans un contexte où une part croissante des revenus générés par les entreprises proviendrait de systèmes d’IA et d’algorithmes toujours plus avancés — ce que semblent confirmer les anticipations des employeurs interrogés — comment s’assure-t-on qu’une part durable de la valeur économique dégagée profite en priorité aux travailleurs humains ? C’est dans ce cadre que la troisième catégorie de tâches évoquée plus haut, à savoir la collaboration homme-machine, prend toute son importance. À condition de faire dès aujourd’hui les choix qui s’imposent, que ce soit en termes de politiques publiques, d’investissements ou de stratégies de développement des compétences.

 

Le bouleversement des compétences sur la période 2025-2030. – Il ne fait en effet aucun doute que les avancées technologiques de ces dernières années, associées à l’irruption récente de l’IA générative en novembre 2022 — avec le lancement de ChatGPT —, obligent les entreprises à interroger en profondeur la reconfiguration des tâches, des opérations, des processus et des organisations que l’intégration et l’usage de ces outils impliquent, dans une optique d’optimisation des gains de productivité, de compétitivité et de satisfaction des salariés au travail.

 

Cette réflexion se double d’une autre interrogation, corrélative de la première : celle des compétences essentielles requises dans un environnement de travail qui devrait être de plus en plus augmenté par des applications et des systèmes intelligents fondés sur le machine learning et l’IA générative. Les organisations font donc face à un double défi : celui de l’incertitude quant aux impacts réels que pourraient avoir l’IA en général, et l’IA générative en particulier, à moyen et long terme ; et celui du niveau de perturbation que ces outils pourraient provoquer sur les compétences de leurs salariés.

 

Il n’est donc pas étonnant de constater que, bien qu’en légère baisse, le rythme de perturbation des compétences attendu par les employeurs demeure à un niveau élevé. De façon globale, ces derniers estiment en effet que 39% des compétences clés des travailleurs devraient changer d’ici 2030. Ce chiffre était de 44% en 2023, et de 57% en 2020 (période de la Covid). Cette évolution favorable, qui traduit une meilleure visibilité quant aux changements à venir et à leur anticipation, serait due aux efforts réalisés par les entreprises en matière de formation continue sur la période 2023-2025.

 

En plus d’être entré durablement dans une phase d’automatisation croissante, le travail subirait ainsi, une phase de mutation importante, se traduisant par une mise à jour structurelle des compétences, provoquée notamment par la disruption technologique et l’intelligence artificielle. Les chiffres évoqués n’indiquent pourtant que des moyennes qui cachent des disparités importantes quant aux impacts anticipés que pourraient avoir les bouleversements technologiques sur les compétences. Si des pays comme le Danemark (28%), les Pays-Bas (30%), le Royaume-Uni (33%), la France (33%), la Chine (33%), l’Allemagne (34%), ou encore les États-Unis (35%), anticipent des perturbations moindres par rapport à la moyenne, des pays économiquement moins avancés comme l’Égypte (48%), la Colombie (44%), voire même le Portugal (44%), la Turquie (44%) ou Israël (43%), manifestent des niveaux de transformation plus élevés.

 

Étant donné le cadre que nous venons d’esquisser, quelles sont les compétences essentielles (« core skills ») les plus valorisées par les répondants à l’enquête en 2025 ? Mais surtout, de quelle manière ce référentiel de compétences évolue-t-il entre 2025 et 2030 ? Autrement dit, quelle est la trajectoire d’évolution des compétences entre 2025 et 2030, et quelles sont celles qui seront les plus demandées par les employeurs d’ici à 2030 ? On peut d’ailleurs regretter l’absence d’une définition, au moins générique, des compétences mentionnées dans le rapport, même si une simple compréhension sémantique des termes utilisés peut paraître suffisante pour en avoir une idée, sinon précise, du moins spontanée et conforme aux usages. On peut également considérer qu’une compétence donnée — et plus encore lorsqu’elle relève d’une compétence dite « comportementale » — peut revêtir des sens différents selon le contexte sectoriel mais aussi, et surtout, selon le contexte culturel.

 

Trois compétences plébiscitées en 2025. - En 2025, les trois compétences essentielles plébiscitées par les employeurs sont, dans l’ordre : la pensée analytique (69% des répondants) ; la résilience, la flexibilité et l’agilité (67%) ; le leadership et l’influence sociale (61 %). Ces éléments soulignent à la fois l’importance de la capacité à comprendre, interpréter, décomposer, hiérarchiser, organiser et relier des informations pour résoudre des problèmes de manière logique et efficace — ce que l’on peut entendre en première approximation par « pensée analytique » — mais également l’aptitude à faire face aux difficultés, à s’adapter aux changements et à inspirer les autres, dimensions que l’on classe généralement du côté des compétences comportementales et relationnelles. Viennent ensuite la pensée créative (57%) et la motivation associée à la connaissance de soi (52 %). Enfin, on peut mentionner un ensemble de compétences proches en termes de fréquence : la culture numérique (51%) ; l’empathie et l’écoute active (50%) ; l’apprentissage tout au long de la vie (50%) ; la gestion des talents (47 %) ; et l’orientation client (47 %).

 

Cet ensemble de dix compétences reflète, en 2025, une tendance claire de la part des employeurs à rechercher des profils "hybrides" disposant à la fois de compétences techniques (pensée analytique, pensée créative, maîtrise des outils numériques), de compétences comportementales et relationnelles (leadership, empathie, écoute active) et enfin de compétences relatives au développement personnel (connaissance de soi, motivation, curiosité et volonté d’apprendre tout au long de la vie).

 

La trajectoire à horizon 2030. - Or, l’analyse de l’évolution des compétences telles qu’anticipées par les employeurs à l’horizon 2030 fait apparaître des changements significatifs, dont l’inflexion doit beaucoup aux transformations technologiques et organisationnelles en cours. Trois grandes tendances se dessinent. Tout d’abord, l’importance croissante des compétences technologiques — maîtrise de l’IA et du big data, compréhension des réseaux et de la cybersécurité, culture numérique — qui enregistrent la progression la plus rapide sur presque tous les secteurs, à l’exception de l’agriculture, la foresterie et la pêche, ainsi que l’hôtellerie, la restauration et les loisirs. Cette tendance de fond confirme le mouvement de transformation numérique de l’économie mondiale à l’œuvre depuis au moins les années 1990, mais surtout — et c’est peut-être là la nouveauté —, l’anticipation de l’automatisation d’un nombre toujours plus important de tâches, quelle que soit la nature de ces tâches (cognitives ou manuelles), avec d’un côté des industries ou la technologie progresse rapidement, et de l’autre, des secteurs plus traditionnels qui privilégient l’expérience physique, la relation directe, et des savoir-faire de type relationnels et comportementales, plutôt que techniques. Cette polarisation sectorielle, qui est aussi anthropologique, interroge de façon fondamentale la nature du travail et les critères, encore flous aujourd’hui, qui détermineront la redistribution des tâches et des compétences entre humains et machines.

 

Ensuite, la confirmation de compétences cognitives et comportementales telles que la pensée créative, la résilience, la flexibilité et l’agilité, la curiosité et l’apprentissage tout au long de la vie, le leadership et l’influence sociale, la gestion des talents, ainsi que l’empathie et l’écoute active, qui continuent de gagner en importance. Ces compétences semblent d’autant plus valorisées et recherchées par les employeurs, 1) qu’elles mettent en exergue des qualités et aptitudes non encore totalement reproductibles par des machines ou des systèmes d’intelligence artificielle. Elles renvoient en cela à ce qui est encore, du moins à ce stade du développement de l’IA, typiquement humain dans le travail; 2) que la perception de leur valeur est moins intrinsèque que relationnelle, au sens où elles viennent compléter des tâches désormais automatisées ou automatisables. En d’autres termes, en libérant du temps, l’IA rend non seulement possible l’exécution de tâches à haute valeur ajoutée, mais permet également de renforcer les compétences cognitives et comportementales, en jouant le rôle d’assistant personnel, de consultant ou de coach; 3) qu’elles pointent vers des savoir-faire et des savoir-être valorisant l’adaptation aux changements et aux ruptures technologiques radicales, dans un monde de plus en plus complexe, incertain et imprévisible.

 

Enfin, le rapport mentionne la forte croissance de compétences telles que la gestion responsable de l’environnement et la pensée systémique, qui traduisent à la fois l’importance grandissante du développement durable et la nécessité de concevoir les activités de production dans un cadre global intégrant la complexité des interactions entre les différents éléments d’un système. Il s’agit, en d’autres termes, d’aller au-delà de la seule pensée analytique — souvent limitée à la décomposition d’un problème en éléments distincts et à la recherche de relations linéaires de cause à effet — pour favoriser une approche plus intégrée et holistique, capable d’embrasser la complexité et de composer avec les forces dynamiques qui façonnent l’évolution d’un système, qu’elles soient économiques, technologiques, sociétales, géopolitiques ou démographiques.

 

Autre fait remarquable souligné par le rapport : le déclin marqué et anticipé de la demande de compétences liées à la lecture, à l’écriture, aux mathématiques, à l’habileté manuelle, à l’endurance et à la précision, mais aussi de la fiabilité et de l’attention au détail. C’est un peu comme si le développement récent de l’IA générative — qui prend son essor au moment de la publication de l’édition 2023 du rapport Future of Jobs, lequel était supposé rendre compte, entre autres, des impacts des avancées technologiques sur l’emploi et les compétences pour la période 2023-2027 — rendait soudainement moins important le développement d’aptitudes aussi fondamentales que la maîtrise de la langue et du calcul. Le mouvement d’automatisation, qui n’est pas nouveau depuis la première révolution industrielle, impacterait ainsi non seulement les capacités manuelles et physiques des êtres humains, mais également et avant tout, des capacités cognitives comme la connaissance de la langue, les compétences orthographiques, lexicales, syntaxiques et grammaticales, ainsi que des compétences logiques, déductives et calculatoires, ou encore la capacité à raisonner et à enchaîner des propositions.

 

Ces compétences ne deviennent pas obsolètes ni inutiles. Toutefois, la perception de leur valeur intrinsèque tend à diminuer, dans la mesure où il devient désormais possible de déléguer une partie de ces tâches à des IA génératives dont les performances linguistiques — dès lors qu’elles sont utilisées de manière adéquate et en connaissance de cause — surpassent déjà celles de la plupart des humains. Ce constat est corroboré par une étude menée par Indeed dans le cadre du Future of Jobs Report 2025, qui a évalué plus de 2 800 compétences en fonction de leur niveau de substituabilité actuelle par l’IA générative. Sur une échelle à cinq niveaux — très faible, faible, modéré, élevé, très élevé — 69 % des compétences analysées présentaient une possibilité de substitution faible ou très faible, notamment celles dites « protégées » car considérées comme profondément humaines, telles que l’empathie et l’écoute active. En revanche, l’étude met en évidence un potentiel de substitution nettement plus important pour des compétences mobilisant des connaissances théoriques et des traitements numériques, comme l’extraction de données ou l’utilisation de modèles d’apprentissage automatique. Il en va de même pour des compétences en lecture, écriture, mathématiques et multilinguisme, dans des tâches telles que la synthèse de contenus complexes, la rédaction de textes, la réalisation de calculs ou la traduction. Autrement dit, l’IA générative semble permettre, d’un côté, d’automatiser un ensemble de tâches intellectuelles répétitives et, de l’autre, de renforcer la valeur relative des compétences typiquement humaines.

 

Quatre groupes de compétences. - Le rapport distingue ainsi quatre groupes de compétences selon les deux dimensions que sont leur niveau d’importance actuelle et leur trajectoire future à horizon 2030. En d’autres termes, si toutes les compétences que nous allons mentionner demeurent dans une certaine mesure valorisée, c’est selon des degrés et des temporalités différentes, étant donné les mutations du monde du travail en cours. Il est ainsi possible de lire la classification proposée comme une matrice stratégique de compétences qui peut servir de base de réflexion, pour les entreprises, dans la mise en oeuvre d’une Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels (GEPP) — qui a remplacé la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) —, en intégrant les spécificités sectorielles et les transformations organisationnelles associées à la transformation numérique et écologique. Mais également pour les États et les systèmes éducatifs dans leur ensemble, des indications précieuses en matière de politique publique de l’éducation et d’orientation de l’offre pédagogique.  

 

  • Core skills in 2030 : Un premier groupe nommé « Compétences clés en 2030 » ou « Core skills in 2030 » en anglais, considérées comme essentielles aujourd’hui et dont l’importance devrait continuer à croître à horizon 2030. Parmi ces compétences clés, on va retrouver notre mix de compétences techniques et théoriques centrées sur les technologies et le développement des capacités cognitives des individus, comme l’intelligence artificielle et le big data, la pensée analytique, la pensée créative, la pensée systémique et la culture numérique ; de l’autre, des compétences comportementales centrées sur l’humain lorsque ce dernier évolue dans des contextes de progrès technologiques rapides, comme la curiosité, l’apprentissage tout au long de la vie, la résilience, la flexibilité et l’agilité, ou encore, le leadership et l’influence sociale.

 

Core skills in 2030 : Pensée analytique. Pensée créative. Pensée systémique. Intelligence artificielle et big data. Culture numérique. Curiosité et apprentissage continu. Résilience, flexibilité et agilité. Leadership et influence sociale. Gestion des talents. Motivation et connaissance de soi.

 

  • Emerging skills : Un second groupe qualifié de « compétences émergentes », jugées moins essentielles aujourd’hui mais dont l’importance, selon les employeurs, est amenée à croître à horizon 2030. En d’autres termes, si elles ne sont pas considérées à ce jour comme essentielles, au même titre que celles du premier groupe de compétences, elles sont amenées à jouer un rôle critique dans les cinq années à venir. Parmi ces compétences, on trouve : la gestion des réseaux et de la cybersécurité et la responsabilité environnementale.

 

Emerging skills : Gestion des réseaux et de la cybersécurité. Responsabilité environnementale (éthique). Design et expérience utilisateur (UX).  

 

  • Steady skills : Un troisième groupe de compétences dites « stables » ou « steady skills », qui sont jugées essentielles aujourd’hui mais dont l’importance ne devrait pas augmentée dans les cinq années à venir. On trouve dans cette catégorie des compétences comme l’empathie et l’écoute active, la gestion des ressources et des compétences, mais aussi, l’orientation client et le service client. Bien qu’importantes et nécessaires, elles ne suffisent plus pour rester compétitif dans un monde largement dominé par la maîtrise des savoir-faire technologiques et le développement des compétences cognitives (pensée analytique, créative et systémique).

 

Steady skills : Empathie et écoute active. Gestion des ressources et des compétences. Orientation client et service client.

 

  • Out of focus skills : Et enfin, un quatrième groupe de compétences jugées moins essentielles aujourd’hui et dont les répondants à l’enquête n'anticipent aucune hausse quant à leur niveau d’importance à horizon 2030. Elles incluent tout un réseau de compétences dites « techniques » ou « hard skills », reflétant ce qu’il est convenu d’appeler des domaines d’expertises traditionnels, comme la programmation, le marketing et les médias, la formation et l’accompagnement (coaching), la maîtrise des langues étrangères, ou encore, des compétences en compréhension, écriture et mathématiques.   

 

·Out of focus skills : Programmation. Marketing et médias. Formation et accompagnement (coaching). Maîtrise des langues étrangères. Lecture, écriture et mathématiques. Habileté manuelle, endurance, précision. Fiabilité, attention au détail.

 

Dans un contexte de profonde perturbation des compétences principalement induite par la révolution technologique liée à l’intelligence artificielle, au big data et aux nouvelles technologies, il n’est donc pas étonnant de voir que la plupart des industries — à l’exception de quelques-unes comme l’agriculture et l’immobilier — ont commencé à intensifier leur effort de formation, passant de 41% de salariés ayant suivi une formation en 2023 à 50% en 2025, soit une augmentation de 22%. D’ici 2030, cet effort devrait se maintenir, voire s’accélérer, puisque les employeurs anticipent qu’environ 60% de leurs collaborateurs devront être formés, que ce soit pour rester compétitifs dans des postes existants ou être réaffectés à de nouveaux rôles. Cet investissement en formation de la part des entreprises est principalement motivé par trois indicateurs clés: l’amélioration de la productivité (77% des répondants); l’accroissement de la compétitivité (70%); et enfin, la rétention des talents (65%). Ce qui tend à montrer que la formation continue et la mise à jour permanente des compétences constituent plus que jamais une condition sine qua non du maintien dans l’emploi dans les années à venir.

 

Stratégies de transformation des compétences et des organisations. – Cette mise à jour permanente des compétences, dans un contexte d’instabilité croissante des mutations et progrès technologiques provoqués notamment par les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle — instabilité parfaitement illustrée depuis le lancement de ChatGPT en novembre 2022, qui a non seulement connu une vitesse d’adoption sans précédent dans l’histoire des technologies, atteignant 100 millions d’utilisateurs en seulement deux mois puis 800 millions d’utilisateurs actifs par semaine en octobre 2025 (Source OpenAI), soit près de 10% de la population mondiale, mais dont les capacités ne cessent de croître depuis cette date —, se double de la nécessité, pour les entreprises, de revoir et transformer en profondeur l’organisation du travail. Sans compter que la dynamique d’amélioration continue des modèles d’intelligence artificielle a pour effet de déplacer la frontière entre « travail humain » et « travail machine », faisant évoluer en permanence le périmètre de ce qu’il est possible — et économiquement préférable — d’automatiser. Cette transformation conduit ainsi à re-questionner ce qui détermine l’efficacité et la performance locale et globale d’une organisation ; la manière dont les postes peuvent être redéfinis ; ainsi que la façon dont les tâches spécialisées peuvent être coordonnées et redistribuées dans un contexte où les humains seront de plus en plus amenés à jouer un rôle de supervision par rapport à la technologie (relations humain-machine).

 

Tous ces points renvoient aux aspects à la fois les plus stratégiques, mais aussi les plus opérationnels de la gestion des organisations, incluant le choix des moyens et des actions à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs, la détermination du besoin en compétences et l’analyse des écarts par rapport aux situations actuelles, ainsi que la définition des stratégies de ressources humaines prioritaires à mettre en place à l’horizon 2030. Cela implique en retour le choix les politiques internes de recrutement, d’évaluation des compétences, de gestion des talents, de formation, de développement, de mobilité et de transition professionnelle, d’accompagnement et d’adaptation au changement, de rémunération, de bien-être au travail, etc. Ce sont ces questions centrales qu’abordent la quatrième partie du rapport, lesquelles engagent une réflexion à un double niveau : d’une part au niveau local, celui des organisations ; d’autre part au niveau national, celui des politiques publiques en matière de réforme de l’éducation, de formation continue, de politique de l’emploi et du travail.

 

Dans ce cadre, le rapport aborde une série de thématiques clés, allant de l’identification des obstacles à la transformation tels que définis par les répondants à l’étude, jusqu’à la définition des stratégies privilégiées par les entreprises pour appréhender les mutations technologiques en cours et préparer les individus comme les organisations à travailler dans des environnements profondément reconfigurés par l’intelligence artificielle. Ce sont ces différents points que nous allons à présent parcourir, de manière non exhaustive, en ne retenant que ceux qui nous ont paru les plus essentiels.

 

Obstacles à la transformation. – En réponse aux macrotendances actuelles, les répondants à l’étude identifient deux obstacles majeurs à la transformation pour la période 2025-2030 : 1) un déficit de compétences important sur le marché de l’emploi (63 % des répondants) ; 2) la culture organisationnelle et la résistance au changement (46 %). Parmi les autres obstacles mentionnés figurent : un cadre réglementaire jugé obsolète ou inadapté (39 %) ; les difficultés à attirer des talents, qu’elles tiennent à l’attractivité du secteur (37 %) ou à celle de l’organisation elle-même (27 %) ; un manque de données adéquates et d’infrastructures techniques (32 %) ; une insuffisance de capitaux d’investissement (26 %) ; ainsi qu’une compréhension encore insuffisante des opportunités futures. Ces résultats révèlent — indépendamment des variations régionales —, que les enjeux actuels de transformation sont moins techniques qu’avant tout humains, culturels, organisationnels et managériaux. Ils soulignent de manière nette le décalage existant entre le rythme d’évolution des technologies d’intelligence artificielle et la capacité des organisations à faire évoluer leurs modes de fonctionnement en conséquence, dans un contexte où elles peinent encore à percevoir clairement les gains et les opportunités qu'elles pourraient en tirer.

 

D’où, par rapport à l’année 2023 notamment, une montée de l’inquiétude face à la disponibilité, au recrutement, au développement et à la rétention des talents — seulement 29% des entreprises s’attendent à une amélioration de la disponibilité des talents sur la période 2025-2030 —,  qui place les organisations face à un dilemme : d’un côté, la nécessité de se transformer; de l’autre, l’impossibilité de le faire en raison de la pénurie de talents et de compétences indispensables à la conduite du changement. Or, dans un contexte ou l’intelligence artificielle tend à devenir une technologie banalisée, standard et disponible à moindre coût, la compétitivité des entreprises reposera davantage sur leur aptitude à l'intégrer rapidement et efficacement dans leurs processus organisationnels, afin d’en tirer pleinement les gains de productivité attendus.

 

Stratégies RH prioritaires. – Quelles sont, dans ce cadre, les stratégies que les employeurs projettent d’adopter pour répondre aux transformations du marché du travail induites par les mutations technologiques en cours, sur la période 2025-2030 ? Sur la base des informations collectées auprès des 1 000 entreprises interrogées réparties dans 22 secteurs d’activité, et couvrant 55 économies nationales, quatre orientations prioritaires émergent. La première consiste à favoriser la montée en compétences des collaborateurs déjà en poste, selon 85% des répondants. La seconde vise à accroître l’automatisation des processus et des tâches, stratégie citée par 73 % des répondants. La troisième porte sur l’embauche de nouveaux talents capables d’apporter des compétences émergentes jugées nécessaires par 70% des répondants. Enfin, une quatrième orientation consiste à renforcer les compétences du personnel existant grâce à l’usage des nouvelles technologies, dans une logique d’augmentation et de complémentarité, plutôt que de substitution (63 % des répondants).

 

À ces trois leviers principaux de transformation, viennent s’ajouter d’autres pratiques de gestion des ressources humaines existantes, telles que la réaffectation de salariés occupant des postes en déclin, vers des fonctions en croissance, selon 51% des répondants. Sont également mentionnées des mesures plus radicales, comme la réduction des effectifs dont les compétences ne sont plus pertinentes par rapport aux besoins futurs (41% des répondants).

 

Si ces réponses ne sont naturellement pas exclusives l’une de l’autre et témoignent de mutations organisationnelles majeures à venir, il est intéressant de remarquer que trois axes principaux de transformation apparaissent. Le premier réside dans un effort soutenu de formation continue auprès des salariés existants, afin de permettre l’adaptation de compétences nouvelles jugées essentielles à l’horizon 2030. Le second consiste à reconfigurer les tâches et les processus existants en vue d’amplifier le mouvement d’automatisation du travail. Le troisième enfin, vise à accompagner les salariés dans l’adoption et l’usage des technologies émergentes afin de renforcer la complémentarité et la synergie entre humains et systèmes d’intelligence artificielle.

 

Toutes ces orientations mettent ainsi en lumière un risque significatif de polarisation du marché du travail, avec, d’un côté, des salariés disposant des compétences nécessaires pour intégrer l’usage des nouvelles technologies d’IA — en d’autres termes, ils seraient les bénéficiaires de la révolution de l’intelligence artificielle —, et, de l’autre, une partie des salariés dont les compétences seraient automatisées ou rendues obsolètes, et qui, par voie de conséquence, pourraient être marginalisés, voire exclus du marché du travail, si des politiques d’accompagnement ou de reconversion ne sont pas envisagées à temps.

 

Augmenter la disponibilité des talents. – Dans un contexte où les principaux obstacles à la transformation invoqués par les entreprises sont moins technologiques qu’humains — rareté des compétences clés, résistance au changement, difficulté à attirer les talents, etc. — et où l’effort de formation continue, l’adaptabilité des personnes et le recrutement de nouveaux talents constituent les stratégies prioritaires à l’horizon 2030, il n’est pas surprenant de constater que l’amélioration de la disponibilité des talents apparaisse comme le principal moyen de mise en œuvre de ces stratégies. Dès lors, la question centrale devient la suivante : quels sont les leviers, à la fois ressources humaines, organisationnels et publics, susceptibles de garantir l’accès aux compétences nécessaires pour accompagner les transformations en cours, dans un environnement où les technologies — et en particulier l’intelligence artificielle — redéfinissent en permanence les attentes et les besoins ? Autrement dit : comment augmenter le nombre de salariés qualifiés ? Comment conserver les talents existants ? Comment soutenir leur progression ? Comment accompagner l’émergence et le développement de nouveaux talents ? Comment fidéliser les collaborateurs clés ? Comment attirer les compétences externes indispensables ? Autant d’interrogations qui structurent la réflexion actuelle des entreprises face aux incertitudes technologiques et mutations du marché du travail.

 

Si l’éventail des bonnes pratiques envisagées par les organisations est large et hétérogène, une constante se dégage néanmoins : la nécessité de placer l’expérience collaborateur au cœur des stratégies de gestion des talents. L’attractivité, la fidélisation et la montée en compétences ne relèvent plus uniquement de politiques de recrutement ou de formation, mais d’une approche globale et intégrée, visant à offrir un environnement de travail stimulant, inclusif, équilibré, propice au développement, à la reconnaissance et au bien-être des collaborateurs.

 

D’où l’importance accordée — quel que soit le secteur — au soutien de la santé et du bien-être comme priorité numéro un par 64 % des répondants, pour renforcer la disponibilité des talents sur la période 2025-2030. Cette priorité passe ainsi de la 9ᵉ place qu’elle occupait dans l’édition 2023, à la 1ʳᵉ place dans l’édition 2025. Parmi les autres moyens mis en avant pour améliorer la disponibilité des talents, on peut citer, dans l’ordre chronologique : la mise en place de programmes de requalification et de montée en compétences des salariés (63 %) ; l’amélioration des parcours de progression et des processus de promotion des talents (62 %) ; l’offre de salaires plus élevés (50 %) ; l’exploitation de viviers de talents sous-utilisés (47 %) ; des opportunités de travail à distance et hybride (43 %) ; la mise en place de politiques et de programmes de diversité, d’équité et d’inclusion (39 %) ; l’amélioration des politiques sur les horaires de travail et les heures supplémentaires (38 %) ; ou encore l’articulation claire entre la raison d’être de l’entreprise et son impact positif sur la société, l’environnement et ses clients (37 %).

 

Ce glissement vers une économie et un marché du travail où une certaine forme de rareté des compétences humaines clés rend impératif pour les entreprises l’obligation de devenir socialement, culturellement et économiquement attractives, révèle un autre phénomène, que trois consultants du cabinet McKinsey — Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod — ont popularisé dans un livre publié en 2001 : The War for Talent. Si la guerre des talents a toujours existé, et que les entreprises ont toujours cherché à attirer les meilleurs profils possibles pour être plus compétitives que leurs concurrentes, il semblerait que cette dernière ait pris une tout autre dimension avec le développement récent de l’IA et les gains financiers et économiques gigantesques que ses multiples applications permettent d’envisager à moyen et long terme.

 

En d’autres termes, ce qui paraît nouveau aujourd’hui, est que cette guerre des talents, qui consiste à s’accaparer les meilleurs profils possibles dans tous les métiers liés au développement de l’intelligence artificielle — analyste data, data manager, data miner, développeur IA, ingénieur en machine learning, architecte IA, prompt engineer, chief AI officer, chef de projet en IA, data scientist, consultant en IA, éthicien en IA, etc. —, a pris une ampleur et une dimension sans précédent, jusqu’à toucher, au-delà des géants de la Tech qui mènent une guerre à coups de milliards de dollars, toutes les entreprises, quelles que soient leur taille ou leur secteur d’activité.

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