Les six caractéristiques du monde de la technique selon Jacques Ellul.
- francknegro1900
- 18 sept.
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 sept.
Puisque notre rapport spontané à l’intelligence artificielle est d’emblée technicien, alors l’analyse de ses enjeux éthiques et sociétaux devrait d’abord passer par une caractérisation globale du phénomène technique. L’étymologie du terme nous renseigne déjà sur le phénomène lui-même. Le mot "technique" est dérivé du substantif technè, qui signifie "habileté" ou "savoir-faire", lequel donnera en latin ars, qui est à l’origine de notre mot français "art". Le sens que nous prêtons aujourd’hui à ce dernier n’existe pas dans l’Antiquité. Il faudra attendre le XVIIIᵉ siècle pour que la catégorie de "beaux-arts" émerge, et que le terme "art", renvoie à un type d’activité - précisément nommé "activité artistique" -, et à des objets dont la finalité serait esthétique et désintéressée, par opposition aux objets et activités techniques visant avant tout l’utilité et l’efficacité.
Dès leur origine, les termes "technique" et "art", qui étaient alors synonymes, sont associés à l'idée d'une compétence pratique, ou d’une capacité à produire et à accomplir quelque chose par des moyens appropriés, grâce à la mise en œuvre d’une méthode acquise par l’expérience. C’est en ce sens que l’on parlera de la technè du boulanger, du potier, du menuisier, mais également de la technè du chirurgien, du peintre, du sculpteur, ou encore de la technè du rhéteur, spécialiste de rhétorique.
Si la définition de la technique, en tant que substantif, peut varier selon les contextes et les auteurs, elle contient toujours, à titre de traits sémantiques fondamentaux : 1) l’idée d’un savoir-faire acquis par la pratique ; 2) celui de moyens mis en œuvre en vue d’une fin donnée ; 3) de règles et de méthodes explicites, le plus souvent transmises par l’apprentissage ; 4) d’efficacité, via notamment l’obtention de gains de performance, qui peuvent prendre des formes très variées comme l’augmentation de la productivité du travail, l’amélioration de nos moyens de communications, l’optimisation énergétique, la réduction des temps de déplacement, ou encore la fiabilité d’un diagnostic médical.
Sous sa forme adjectivale, le terme "technique" est le plus souvent associé à celui "d’objet" (objet technique) ou de "système" (système technique), pour désigner des artefacts (du latin arte factum, "fabriqué par l’homme"), c’est-à-dire des dispositifs produits par l’activité humaine, par opposition à ce qui relève de la nature, laquelle n’a fait l’objet d’aucune transformation par la main de l’homme (on utilise aujourd’hui le terme "anthropisation") et existe indépendamment de toute intervention humaine. Ce peut être, par exemple, la culture de la terre (agriculture), l’extraction de matières premières (industrie), ou la construction d’un barrage hydraulique. C’est dans ce cadre que certains penseurs de la technique ont tenté de proposer des classifications des différents types d’objets techniques, destinées à rendre compte de leurs spécificités, de leurs modes de fonctionnement, de leur degré de complexité, d’autonomie, de sophistication fonctionnelle ou encore de leur évolution.
On distinguera ainsi entre les termes "outils", "instruments", "appareils", "ustensiles", "machines", "robots", ou encore "systèmes d’intelligence artificielle", ce qui a le mérite d’attirer l’attention sur la diversité du phénomène technique. Ces différentes catégories, relativement classiques en philosophie de la technique, opèrent un classement selon un critère de sophistication ou de technicité, qui véhicule implicitement une conception progressive de l’histoire des techniques. En d’autres termes, les notions de "technique" et de "progrès", du moins dans nos sociétés dites "modernes", semblent étroitement liées, pour ne pas dire indissociables. La technique apparaît ainsi comme le principal moteur de l’évolution des sociétés humaines, dans la mesure où elle est facteur de croissance, d’efficacité, d’augmentation de l’espérance de vie, de confort et de bien-être. Elle constitue le fait social, humain et spirituel le plus important de notre modernité.
Or, si toutes les activités humaines, quel que soit leur niveau de complexité (du silex à l’intelligence artificielle), partagent une caractéristique commune — mettre en œuvre un ensemble de moyens ou de méthodes en vue d’atteindre un résultat —, la civilisation hypertechnicienne d’aujourd’hui est avant tout caractérisée par la préoccupation "de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace" (the one best way). Telle est la thèse d’un auteur malheureusement trop peu connu du grand public, Jacques Ellul (1912-1994), qui a pourtant proposé l’une des analyses les plus pertinentes et systématiques du monde de la technique, tel qu’il a commencé à émerger aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Quelles sont, en effet, demande Ellul, dans un ouvrage datant de 1954, La technique ou l’enjeu du siècle, les caractéristiques essentielles de la technique moderne dont nous serions encore les contemporains ? Il proposera ainsi l’idéal-type du monde de la technique au travers de l’analyse de six caractéristiques essentielles, qui demeurent encore d’une étonnante actualité : 1) automatisme du choix technique ; 2) auto-accroissement ; 3) unicité (ou insécabilité) ; 4) entraînement des techniques ; 5) universalisme technique ; 6) autonomie de la technique.
Automatisme du choix technique : "The one best way". Tel est, selon Ellul, le premier trait distinctif de la technique moderne : la possibilité de soumettre toute activité au calcul, à la mesure et à une méthode rigoureusement déterminée, dont la finalité est l’obtention du résultat le plus efficient possible. La pensée technicienne se définit ainsi par son orientation exclusive vers la performance et par la recherche constante d’une réalisation optimale selon des critères d’efficacité (par exemple dans le cadre d’une opération chirurgicale). Dans un tel schéma, la liberté humaine de choisir se trouve évacuée d’emblée, car la décision ne résulte plus d’un arbitrage subjectif mais s’impose mécaniquement du simple fait qu’une méthode apparaît comme objectivement plus performante qu’une autre. Dès lors, ce n’est plus l’homme qui demeure l’agent du choix, mais la technique elle-même.
C’est précisément ce phénomène qu’Ellul désigne sous le nom "d’automatisme du choix technique" : le processus par lequel nos orientations techniques se déterminent d’elles-mêmes, automatiquement, sans que l’intervention humaine joue un rôle décisif. La liberté qui nous semble accompagner ces choix n’est, en réalité, qu’illusoire. Avons-nous en effet véritablement le loisir de choisir entre plusieurs options techniques, dès lors que le critère d’efficience agit comme une norme contraignante, indiscutable et universellement reconnue ? Ellul tranche sans ambiguïté : "Que l’on ne dise pas que l’homme est l’agent du progrès technique (…) et qu’il choisit entre les techniques possibles. En réalité non : il est un appareil enregistreur d’effets, des résultats obtenus par diverses techniques (…). Il décide seulement pour ce qui donne le maximum d’efficience."
Dans un monde intégralement structuré par la technique et la pensée technicienne, le progrès technique ne saurait donc être remis en cause. L’activité technique, en vertu de son automatisme, tend d’une part à éliminer toute activité incertaine ou imprécise qui n’entre pas dans son cadre, et d’autre part à transformer, chaque fois que cela est possible, une activité non technique en activité technique. En d’autres termes, la pensée technicienne instaure une hiérarchie entre activités techniques et non techniques, et, corrélativement, entre techniciens et non-techniciens. Comme le résume Ellul: "Aujourd’hui chaque homme ne peut avoir de place pour vivre que s’il est un technicien."
L’auto-accroissement : Le second caractère du monde technique moderne est ce qu’Ellul nomme « l’auto-accroissement ». Par cette expression, Ellul désigne l’idée que la technique, en tant que milieu dans lequel les hommes littéralement "s’enfoncent" continuellement — selon son propre terme —, évolue et se développe par elle-même, sans qu’une intervention humaine décisive soit nécessaire. La technique procède ainsi à la manière "d’un procès sans sujet", pour reprendre la formule du philosophe Louis Althusser (1918-1990), déterminée exclusivement par des causes efficientes (ce qui produit mécaniquement des effets), d’où sont exclus toute forme de finalité. Elle possède dès lors une autonomie relative, avec sa dynamique propre et ses règles internes d’expansion, de progression et de croissance.
La modernité technique rompt dès lors avec le modèle de découvertes et d’inventions "fulgurantes" propre à la révolution scientifique des XVIIe et XVIIIe siècle, incarnées par des figures exceptionnels telles que Galilée (1564-1642) ou Newton (1643-1727), pour lui substituer un modèle de progression des sciences et des techniques fondé sur de "minuscules perfectionnements qui s’additionnent indéfiniment jusqu’à former une masses de conditions nouvelles" permettant, à un moment donné de son développement, un saut décisif. Dès lors, "ce n’est plus l’homme de génie qui découvre quelque chose ; ce n’est plus la vision fulgurante de Newton qui est décisive, c’est précisément cette addition anonyme des conditions du saut en avant". Ellul illustre ce phénomène par le domaine des techniques pédagogiques : les innovations introduites par Decroly et Montessori n’ont pas constitué en elles-mêmes des ruptures isolées, mais ont été prolongées, affinées et perfectionnées par des milliers de praticiens, dont les retours d’expériences et l’accumulation progressive des méthodes ont produit collectivement, de véritables transformations.
La notion centrale "d’auto-accroissement" implique également l’idée d’un engendrement de la technique par elle-même. Une invention technique donnée suscite inévitablement l’apparition d’autres inventions. Ainsi, l’invention du moteur à explosion par exemple, a conditionné l’essor de nombreuses autres inventions et industries nouvelles comme l’automobile, l’aviation, la navigation, la mécanisation de l’agriculture, le développement des industries pétrolières, ou encore, la mise au point de nouvelles techniques d’organisation du travail et d’automatisation des chaînes de production avec le modèle taylorien-fordiste. De ce principe d’auto-accroissement de la technique, Ellul déduit deux lois fondamentales de l’évolution technique qui viennent rendre compte de la dynamique interne et cumulative propre au phénomène technique :
Le progrès technique est illimité : Il n’existe, en théorie, aucune limite au progrès technique. Rappelons qu’Ellul entend ici la "technique" comme phénomène global, et non comme technique particulière. Si une invention singulière donnée peut rapidement tomber en désuétude, le processus technique dans son ensemble ne connaît lui, aucune fin assignable. En d’autres termes, l’obsolescence continue ne constitue aucunement une anomalie, mais une constituante fondamentale du mode de fonctionnement propre au monde de la technique.
La technique progresse de façon géométrique : Le progrès technique ne s’effectue pas de façon linéaire, mais selon une progression géométrique marquée par une accélération constante. Cette seconde loi implique deux idées centrales : 1) une découverte technique produit des répercutions multiples et entraîne des avancées dans plusieurs autres branches de l’univers technique, comme l’illustre l’exemple du moteur à explosion ; 2) les techniques tendent à se combiner pour former des ensembles inédits. Ellul cite l’exemple des techniques de propagandes qu’il a lui-même étudiées, lesquelles résultent de la combinaison de techniques de communication, de techniques relatives à l’étude des phénomènes psychologiques, de techniques de gouvernements autoritaires, ou encore, de techniques commerciales et marketing.
Unicité (ou insécabilité). – Le troisième caractère fondamental du phénomène technique est ce que Ellul nomme son "unicité" ou "insécabilité". Ce trait peut être appréhender au travers de deux propositions essentielles : 1) la technique forme un tout rigoureusement autonome par rapport aux autres sphères de l’activitée humaine et évolue selon des lois qui lui sont propres, indépendamment des formes particulières qu’elle revêt – qu’il s’agisse d’un ordinateur, d’un moteur électrique, de l’organisation du travail dans une usine, de techniques de commercialisation, de propagande, ou encore de la fabrication d’un avion ; 2) la technique constitue un ensemble indissociable dont il est impossible d’isoler certaines éléments ou de les soumettre à un choix sélectif. C’est particulièrement évident lorsqu’on invoque le prétendu caractère neutre de la technique, et que l’on cherche à la distinguer de ses usages : "La grande tendance de tous ceux qui pensent aux techniques est de distinguer : distinguer entre les divers éléments de la technique, dont les uns pourraient être maintenus, les autres écartés ; distinction entre la technique et l’usage qu’on en fait. Ces distinctions sont rigoureusement fausses et prouvent que l’on n’a rien compris au phénomène technique dont toutes les parties sont ontologiquement liées et dont l’usage est inséparable de l’être." Ce qui nous permet de tirer trois implications fondamentales, à savoir :
La technique impose ces propres règles et usages : La technique n’est pas un simple moyen disponible pour un usage indéterminé ; elle est conçue pour un emploi spécifique, qui seul détermine son efficacité. Par conséquent, parler du "mauvais usage" d’une technique donnée n’a pas de pertinence, puisque ce n’est pas un usage technique. Toute technique impose en effet ses propres règles, et l’homme n’a finalement le choix qu’entre deux alternatives exclusives : l’utiliser conformément à ces règles, ou ne pas l’utiliser du tout. En d’autres termes, les notions de "bon" et de "mauvais" lorsqu’elles revêtent une connotation morale, sont totalement inopérantes dans le cadre de l’évaluation d’un système technique, puisque ce dernier n’a strictement rien à voir avec la morale : "(…) il n’y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage. (…) l’homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l’être selon les règles techniques, ou ne pas l’utiliser du tout ; mais impossible d’utiliser autrement que selon les règles techniques."
Il est illusoire de penser que l’on peut orienter la technique : L’unité du phénomène technique ne réside pas seulement dans le lien ontologique entre une technique et son usage, mais également dans l’impossibilité de séparer ses aspects positifs et négatifs. Il est donc illusoire, selon Ellul, de croire que l’on pourrait conserver les aspects bénéfiques de la technique, tout en écartant ses aspects négatifs : "N’aurait-on pas pu découvrir les moteurs atomiques et l’énergie atomique sans créer la bombe ?" L’énergie nucléaire illustre parfaitement ce principe : elle est simultanément source de progrès et de risques cataclysmiques. Nous voilà ainsi placés devant un dilemme qui nous enjoint de choisir entre deux alternatives dont aucune n’est parfaitement satisfaisante : accepter ensemble les aspects positifs et négatifs de la technique, ou refuser le progrès technique : "(…) la technique en elle-même (et non par l’usage que l’on en fait ni par les conséquences non nécessaires) conduit à un certain nombre de souffrances, de fléaux, qui ne peuvent absolument pas être séparés d’elle." En d’autres termes, il est vain d’espérer orienter soit les usages de la technique, soit la technique elle-même : leur ambivalence étant constitutive du phénomène technique.
On ne peut pas prévoir toutes les conséquences de la technique : Enfin, l’ambivalence intrinsèque du phénomène technique tient à son imprévisibilité. Ellul constate en effet que "l’homme ne peut jamais prévoir la totalité des conséquences d’une action technique", et que tout ce qu’une technique rend possible sera tôt ou tard réalisé. Ce n’est donc qu’après coup, et au terme d’un temps d’expérimentation déterminée, qu’une technique apprend à corriger les effet secondaires qui n’avaient pu être initialement anticipés. Faut-il en conclure que le progrès technique permet, à terme, d’éradiquer ou de minimiser les effets négatifs, pour ne conserver que les effets positifs ? Non, répond Ellul, car chaque progrès technique engendre toujours, à son tour, et de façon inéluctable, des conséquences imprévues possiblement nocives, inscrivant ainsi l’évolution technique dans un cycle sans fin d’innovations et de contre-effets, indissociables les uns des autres.
Entraînement des techniques. – Le quatrième caractère du phénomène technique est ce que Ellul appelle "l’entraînement des techniques". Il désigne par là le processus par lequel chaque invention ou progrès, issu de techniques antérieures, exerce nécessairement un effet d’entraînement sur l’apparition d’autres techniques, qui rendent les premières plus efficaces, mais génèrent à leur tour de nouvelles techniques, jusqu’à former un système global dont les éléments se soutiennent et s’engendrent mutuellement. Ce qui importe ici, c’est de saisir le caractère impersonnel des facteurs qui contribuent à créer, maintenir et enrichir le système technique dans son ensemble, lequel procède moins de la volonté consciente d’individus, que de la logique interne du phénomène technique à proprement parler. L’entraînement dont parle Ellul prend la forme d’un processus dynamique qui est à la fois nécessaire, impersonnel, automatique et cumulatif.
Nécessaire d’abord, puisque tout progrès ou toute invention technique est requis pour participer au fonctionnement et au perfectionnement d’autres techniques, dont il conditionne l’existence.
Impersonnel ensuite, puisque l’avènement du progrès technique relève moins d’une intention humaine que de la force causale inhérente à une invention technique antérieure.
Automatique, car chaque progrès technique fait mécaniquement émerger de nouveaux problèmes et de nouveaux besoins que d’autres innovations devront répondre prendre en charge. Ainsi, aucune technique n’est jamais isolée, mais reliée à d’autres qu’elle contribue soit à maintenir, soit à susciter.
Cumulative enfin, puisque le mécanisme d’entraînement des techniques provoque une sorte d’effet boule de neige où chaque innovation en appelle une autre. Ce mécanisme participe de la complexification croissante du système technique et au renforcement de l’interdépendance de ses éléments. De ce fait, une modification dans un secteur donné du système technique entraîne inévitablement des répercussions plus ou moins importantes sur d’autres composantes du même système.
Ellul illustre le mécanisme d’entraînement des techniques par l’exemple de l’industrie textile, dont on sait qu’elle constitue l’un des foyers de la première révolution industrielle. Pour la première fois en effet, le métier à tisser fut associé à la machine à vapeur, donnant naissance au premier métier à tisser mécanique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est précisément l’adjonction d’une nouvelle source d’énergie - le charbon, exploité grâce la machine à vapeur perfectionnée par James Watt en 1784 - aux innovations techniques réalisées dans les domaines de la filature et du tissage, qui rend possible l’apparition du métier mécanique par Cartwright en 1789, et avec lui, l’avènement du machinisme. A partir de là se produit, de façon quasi mécanique, un enchaînement d’innovations et la mise au point de machines nouvelles qui vont provoquer des changements majeurs dans d’autres secteurs du travail et de la production, comme la métallurgie.
Dès le début du XIXe siècle, un nouveau monde se met progressivement en place avec la création d’un espace inédit de production – l’usine – et la combinaison de plusieurs machines coordonnées, spécialisées dans des tâches distinctes. Ces transformations participent à la complexification des processus de production, laquelle appelle en retour l’invention et la mise en œuvre de nouvelles techniques d’organisation de la production et du travail (techniques de division du travail).
La mécanisation croissante et l’augmentation corrélative des volumes produits, qu’il fallait désormais écouler sur un marché élargi, entraînent à leur tour l’élaboration de techniques commerciale, logistiques et administratives inédites : développement des méthodes de vente ; organisation du transport de marchandises et du calcul des trajets et des horaires ferroviaires ; mise en place de techniques d’assurance et de crédit ; perfectionnement de la comptabilité ; création de la société anonyme et des dispositifs juridiques nécessaires au financement d’organisations industrielles de plus en plus importantes…
On assiste en parallèle au développement de nouvelles techniques de navigation à vapeur qui bouleversent le transport maritime et fluvial, contribuant à l’essor du commerce internationale et à l’intégration croissante des marchés. L’exode rurale, conjugué à la naissance des grandes métropoles industrielles, entraîne enfin l’émergence de techniques d’urbanisation et d’aménagement des villes qui viennent compléter et prolonger le système technique dans son ensemble.
Universalisme technique. — Le cinquième caractère du phénomène technique est ce qu’Ellul nomme "l’universalisme technique". L’expression désigne d’abord le phénomène d’extension géographique progressive qu’a connu la technique au sens moderne du terme, laquelle est devenue mondiale et concerne désormais l’ensemble des pays. En d’autres termes, le phénomène technique ne connaît plus de frontières et s’impose à tous, quelle que soit la situation économique ou le niveau de développement civilisationnel des sociétés concernées.
Cet universalisme de la technique n’est pas seulement spatial ou géographique. Il est également culturel et civilisationnel. Partout tendent à s’imposer les mêmes objets et usages techniques ; les mêmes modèles de production ; les mêmes méthodes d’organisation du travail et de gestion ; les mêmes modes de communication et d’information ; les mêmes loisirs et manières de consommer. En d’autres termes, toutes les sphères de la vie humaine — production, santé, éducation, travail, échanges, loisirs, communication — sont désormais régies par la même logique de rationalité, d’efficacité et de performance.
Ellul pointe ainsi une forme d’occidentalisation et d’uniformisation généralisée des modes de vie, qui marginalise, voire participe à la disparition de la diversité historique des traditions locales et des pratiques culturelles. Celles-ci ne résistent pas à la logique technicienne : "Il ne fait pas de doute que toutes les cultures et toutes les structures sociologiques traditionnelles seront détruites par la technique avant que nous ayons pu trouver les formes d’adaptation sociales, économiques, psychologiques, qui auraient pu sauver l’équilibre de ces sociétés et de ces hommes. (…) Ainsi, dans tous les domaines, la technique provoque l’effondrement des autres civilisations."
Cette tendance universalisante confère à la technique un caractère totalitaire. Elle pénètre jusque dans les aspects les plus personnels de la vie humaine : techniques de relaxation, d’hygiène, de soins esthétiques, d’organisation familiale, de communication interpersonnelle, ou encore, d’écoute active. Partout où elle se déploie, la technique, comprise comme ensemble de moyens, de procédés et de méthodes, impose de ce fait une triple exigence :
D’uniformisation, puisqu’elle réduit toute pensée et toute action aux seuls critères de la rationalité, de l’utilité, de l’efficacité et de la performance.
D’adaptation, puisqu’elle contraint les institutions, les organisations et les individus à un impératif de conformation à la règle de la performance sous peine d’être marginalisés.
De neutralisation de la critique, enfin, puisqu’elle invalide d’emblée toute forme de pensée non conforme à la rationalité instrumentale, laquelle impose de choisir systématiquement les meilleurs moyens en vue d’atteindre le meilleur résultat possible.
En s’universalisant, la technique est ainsi devenue le cadre de référence indépassable d’une modernité intégralement soumise à ces règles, si bien que toutes les valeurs, normes et représentations collectives se sont en quelque sorte réorganisées autour d’elle, au point de constituer désormais le langage universel et commun de l’humanité tout entière.
Autonomie de la technique. — Sixième et dernier caractère du phénomène technique : son autonomie. L’étymologie du terme éclaire assez bien ce qu’Ellul entend par l’expression "autonomie de la technique". Le mot autonomie est en effet issu du grec autonomos, formé de autos (soi-même) et de nomos (loi). Il désigne la capacité d’une entité à agir de façon indépendante — selon ses propres lois — sans dépendre d’une instance extérieure. On remarque d’emblée que le terme peut aussi bien s’appliquer à des agents rationnels, conscients et intentionnels (comme les individus ou les organisations), qu’à des systèmes techniques (machines, dispositifs automatisés, robots). On qualifiera ainsi "d’autonome" toute machine ou tout système technique dont le fonctionnement est indépendant et ne requiert pas d’intervention humaine directe. Dans ce contexte, "autonome" se rapproche du sens de "automatique". Indépendamment de la diversité des entités auxquelles le terme peut renvoyer — et dont les modes d’existence ne doivent en aucun cas être confondus —, c’est bien l’idée d’indépendance à l’égard d’une intervention extérieure qui constitue le trait sémantique fondamental de la notion d’autonomie.
Chez Ellul, l’expression "autonomie de la technique" désigne un double processus d’émancipation et d’autonomisation, par lequel la technique s’est progressivement affranchie de toute considération extérieure à son domaine d’action propre, pour devenir entièrement autonome et indépendante. Deux questions se posent alors : de quel type d’émancipation la technique, au sens moderne du terme, procède-t-elle ? Et surtout, à quel genre d’autonomie l’« autonomie de la technique » renvoie-t-elle ? Tandis que la première question est d’ordre historique et interroge la rupture entre "l’ancien régime de la technique" et le "régime actuel de la technique", la seconde est conceptuelle : elle nous enjoint de caractériser l’état présent du phénomène technique en tant que phénomène autonome. Or, c’est en répondant à la seconde question que l’on éclaire, par ricochet, la première. En caractérisant l’autonomie contemporaine de la technique, on peut en effet comprendre, par contraste, ce dont elle s’est détachée. Ellul identifie ainsi trois ruptures majeures, constitutives de l’autonomie moderne de la technique :
Autonomie à l’égard de la politique. — À l’époque des Lumières, la science et la technique étaient conçues comme des instruments d’émancipation et d’amélioration de la condition humaine. Elles s’inscrivaient dans un projet plus vaste de transformation économique et sociale de la société, dont la finalité ultime était d’accroître les connaissances, d’améliorer les conditions de vie et de favoriser la prospérité par le développement du commerce et de l’industrie. Dans ce cadre, le progrès économique et social conditionnait l’évolution du progrès technique. Or la modernité rompt avec cette idée : elle inverse le lien entre progrès technique et changements sociaux, puisque c’est désormais la technique "qui conditionne et provoque les progrès sociaux, politiques et économiques". D’où le phénomène d’autonomisation historique de la technique décrit par Jacques Ellul, puisque cette dernière n’est plus subordonnée à des objectifs extérieurs à son domaine d’action — comme l’amélioration des conditions de vie —, mais devient, au contraire, comme par une ruse de l’histoire, ce qui conditionne le développement quasi aveugle de toutes les évolutions économiques, sociales et culturelles. Affranchie du lien de subordination qu’elle entretenait avec les sphères politiques et économiques, qui lui dictaient de l’extérieur ses finalités et ses raisons d’être, la technique, au sens moderne du terme, se développe selon une logique déterministe constituée exclusivement de causes internes et efficientes. En conséquence, ce sont désormais les sphères politiques et économiques qui se trouvent soumises au diktat des évolutions, difficilement prévisibles, de la technique, sommées qu’elles sont, après coup, de s’adapter de manière réactive aux changements qu’elle impose. Ce caractère automatique, déterministe, autonome et hors de contrôle du processus d’évolution technique, qui semble échapper à toute forme de volonté individuelle et collective, est parfaitement illustré par l’expression populaire : "On n’arrête pas le progrès".
Autonomie à l’égard de la morale : La deuxième dimension de l’émancipation de la technique, corrélative de la première dimension, est sa rupture à l’égard de l’éthique et des valeurs. Il ne s’agit plus de se demander au service de quelles valeurs ou idéaux (justice sociale, bien-être collectif), devons-nous mettre le progrès technique, mais plutôt, d’évaluer ce dernier du strict point de vue des gains d’efficacité et de performance qu’il est susceptible d'apporter. En d’autres termes, la technique est amorale, au sens où elle est hermétique à tout système normatif, qui plus est de nature éthique, qui ne serait pas conforme à l’essence même de la technique. Or cette dernière est avant tout instrumentale. Comme le rappelle Ellul : "Elle peut tout faire. Elle est vraiment autonome". Il ne faudrait toutefois pas confondre le caractère amoral de la technique avec sa supposé neutralité, puisque c’est précisément cet affranchissement à l’égard des valeurs qui transforme tout système technique en instrument potentiel pouvant être mis au service du bien et du bien. Mais ce devenir bénéfique ou pernicieux est intrinsèque au déploiement même de la technique, et indépendant de la volonté des agents. Chaque innovation contient ainsi en elle-même un ensemble de conséquences positives et négatives, qu’il est impossible de séparer ou d’anticiper intégralement, en vertu du principe "d’unicité" déjà exposé.
Autonomie à l’égard de l’homme : Enfin, la troisième dimension de l’autonomie de la technique est caractérisée par son émancipation à l’égard, non plus seulement de la politique ou de l’économique, de la morale et des valeurs, mais de l’homme lui-même. Cet aspect qu’Ellul met ici en exergue vient compléter, voire accentuer le caractère d’auto-accroissement de la technique, puisque non seulement "l’homme participe de moins en moins activement à la création technique, qui devient une sorte de fatalité", mais aussi et surtout, il tend à être évincé du processus de fonctionnement de la technique elle-même, pour être remplacer, dans toutes les tâches, par des machines.
Rappelons qu’Ellul écrit dans le contexte des années 1950, période où la part de l’industrie dans la production totale ne cesse de croître pour atteindre environ 40% en 1960. C’est dans ce cadre qu’il anticipe un remplacement quasi total de l’effort physique de l’ouvrier par les machines dans la production industrielle, le rôle de ce dernier tendant à se réduire progressivement à des fonctions de supervision et de maintenance. Partout où existent des risques d’inexactitude liés à la distraction ou à la fatigue, des risques d’erreur de jugement dus à la subjectivité, ou encore, des risques d’oubli et d’imprécision inhérents à l’exécution de tâches répétitives ou complexes, des techniques toujours plus perfectionnées, viendront se substituer, selon Ellul, au travail humain, assurant ainsi un fonctionnement à la fois toujours plus efficace et plus autonome…

Commentaires