Quand la silicon Valley rejoint le complexe militaro-industriel.
- francknegro1900
- 5 sept.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 sept.
Depuis plusieurs mois, un rapprochement notable s’opère entre les grandes entreprises du numérique américaines et le secteur de la défense (Source Le Monde du 6 septembre 2025) . Ce phénomène, qui rappelle l’époque de la guerre froide où le complexe militaro-industriel avait contribué à l’essor de la Silicon Valley, traduit à la fois une mutation des priorités technologiques, et une intensification de la rivalité géopolitique entre grandes puissances.
Meta aurait ainsi annoncé en mai 2025 un partenariat visant à développer des casques de réalité augmentée via sa filiale Oculus. Ces dispositifs auraient pour objectif de "fournir aux combattants une perception accrue et un meilleur contrôle des plateformes sur le champ de bataille". Pour ce faire, l’entreprise de Mark Zuckerberg se serait associée à une start-up spécialisée dans la défense et les drones, Anduril. Fondée en 2017 par Palmer Luckey, celle-ci collabore étroitement avec le département de la Défense des États-Unis et ses alliés. Elle est notamment connue pour son système de surveillance autonome Lattice, utilisé pour la protection des frontières et des infrastructures sensibles.
En novembre 2025, la maison mère de Facebook avait déjà permis aux agences de sécurité nationale américaines ainsi qu’à leurs sous-traitants Palantir et Microsoft, d’utiliser son modèle d’IA Llama, alors que la licence de ce dernier interdisait théoriquement les usages "militaires et de combat". Dans la même veine, Google a supprimé en février un passage de ses principes éthiques sur l’IA, qui l’engageait à ne jamais participer au développement "d’armes ou de technologies visant à blesser des personnes". L’entreprise justifiait sa décision par la situation géopolitique globale, marquée par une course à l’IA dans laquelle il lui semblait primordial que les démocraties l’emportent. Le département de la Défense des États-Unis avait d’ailleurs annoncé en juin la signature de contrats pour un montant total de 200 millions de dollars avec des sociétés comme Google, Anthropic, xAI (la société d’Elon Musk) et OpenAI. C’est dans ce contexte que le créateur de ChatGPT a décidé lui aussi de faire évoluer ses principes éthiques, tout en affirmant continuer à proscrire tout usage de ses produits visant à "causer des dommages aux gens (…) ou développer des armes". Cela ne l’a pourtant pas empêché, en décembre 2024, de s’associer également à Anduril pour développer des systèmes anti-drones.
Est-il besoin de rappeler que des entreprises comme Anduril ou Palantir (cofondée en 2003 par Peter Thiel et cotée en bourse depuis 2020, son cours ayant été multiplié par environ 17 en cinq ans, passant d’une valorisation de 20 milliards de dollars à 363 milliards aujourd’hui) travaillent depuis longtemps avec le département de la Défense américain. Palantir s’est ainsi vu accorder fin juillet un budget de plus de 10 milliards de dollars sur dix ans pour "des besoins en logiciels et données" de l’armée américaine. Parallèlement, l’administration a lancé des appels à candidatures pour un montant de 151 milliards de dollars sur dix ans, destinés au projet de système antimissiles baptisé "Golden Dome ", dont les entreprises technologiques devraient largement bénéficier.
Ce mouvement général vers la défense des entreprises américaines de la Tech ne constitue en réalité qu’un "retour aux sources", selon l’historienne Margaret O’Mara, rappelant que "le complexe militaro-industriel a contribué au décollage de la Silicon Valley à partir des années 1950-1960". La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) a en effet largement contribué au développement du réseau Internet, avec ARPANET et le protocole TCP/IP, qui permettent aujourd’hui à des milliards de personnes de naviguer sur le web ou d’envoyer des e-mails.
Alors pourquoi ce revirement des géants de la Tech vers le secteur de la défense ? Pour une raison principale, affirme Madame Roucy-Rochegonde, chercheuse et directrice du Centre géopolitique des technologies à l’Ifri : parce que "les armes ont changé (…). Le type de technologies auxquelles s’intéressent les militaires américains a progressivement basculé vers l’intelligence artificielle, les drones, les matériels autonomes ou la guerre cyber. Historiquement, le savoir-faire résidait dans les contenants — les avions, les chars, etc. Aujourd’hui, la valeur est davantage dans le logiciel : fabriquer un drone est perçu comme plus facile que de concevoir l’IA embarquée qui le rend performant." Ce constat est largement confirmé par les conflits en Ukraine et à Gaza. À cela s’ajoute le retour de Trump à la Maison-Blanche, sa volonté de dominer l’IA afin de contrer la Chine, et l’augmentation de son budget de la défense jusqu’à 1 000 milliards de dollars. Ici aussi, s’est opéré un rapprochement entre les entreprises de la Tech et le gouvernement chinois.
En s’associant à l’industrie de l’armement, les géants du numérique américains brouillent leur image de sociétés innovantes, "cool", qui seraient avant tout au service du bien commun. Elles entérinent du même coup une forme d’allégeance marquée à l’administration Trump et à son désir de renforcer la domination des États-Unis sur la scène internationale. En d’autres termes, elles n’hésitent pas, au nom d’intérêts avant tout économiques, à mettre leur savoir-faire au service d’une politique nationaliste, polarisante et tournée vers la puissance militaire. De ce point de vue, elles ne se distinguent que peu de leurs homologues chinoises, même si elles affirment défendre avant tout (c'est un point notable) la démocratie et l’État de droit.
Ne risquent-elles pas, dans le même temps, de se rendre complices de politiques expansionnistes qui participeraient à une escalade des armements et à une instabilité géopolitique croissante, tandis que de nombreux ingénieurs contestent déjà l’usage militaire de leurs recherches ? On se souvient par exemple des vives controverses suscitées par la participation de Google au projet Maven, lancé par le département de la Défense des États-Unis en 2017. Ce programme d’IA visait à analyser des images capturées par des drones afin d’identifier des objets ou des personnes, et ainsi améliorer la précision des opérations militaires. Devant la mobilisation de ses employés, l’entreprise de Mountain View avait finalement décidé de ne pas renouveler son contrat.

Commentaires